Un 28e régime : quid, pour qui, pour quoi ?
- 28/06/2025
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Éditorial - Bulletin Joly Sociétés, Juin 2025
Philippe Dupichot, Professeur à l'école de droit de la Sorbonne (Paris 1), Président de l'Association Henri Capitant
Le diagnostic formulé en 2016 par un groupe d'universitaires sous l'égide de l'Association Henri Capitant (v. sur la question : La construction européenne en droit des affaires, acquis et perspectives, éd. Lextenso, 2016) a été largement médiatisé par le rapport Letta d'avril 2024 : l'actuelle fragmentation des droits des affaires des Etats membres freine la croissance et la souveraineté européennes. Renforcée par le rapport Draghi de septembre 2024, cette prise de conscience du décrochage économique de l'Union européenne - auquel un défaut d'intégration juridique n'est pas étranger - constitue une étape majeure : après la réflexion, l'heure est désormais à l'action.
Le 28e régime figure ainsi dans la feuille de route du commissaire à la justice Michael McGrath depuis le 17 septembre 2024. L'Union européenne est en pleine effervescence : la voici qui freine sur la durabilité ou la vigilance, mais accélère sur la compétitivité, nouvelle « boussole » de la Commission Von der Leyen II depuis janvier 2025. Un certain emballement se fait même jour. L'eurodéputé René Repasi a lancé au printemps 2025 un rapport d'initiative législative intitulé : « Le 28e régime : un nouveau cadre juridique pour les entreprises innovantes ». La Commission européenne n'est pas en reste : une communication du 28 mai 2025 dévoile une stratégie européenne pour les startups and scaleups, tandis qu'une consultation publique a été récemment ouverte sur le 28e régime. Qu'il nous soit permis de poser une question simple : que désigne-t-on par ce 28e régime ?
Le monde des startups rêve d'un régime largement autonome de ceux des 27 Etats membres, subitement ringardisés : construction artificielle sans territoire ni citoyens, le 28e offrirait un espace de liberté extraterritoriale pour les nouvelles pousses de la Tech, lesquelles aspirent à devenir licornes. Dans cet univers onirique de conte de fées, on se passerait volontiers de participation des salariés, de protection sociale, de taxes nationales, de notariat, et l'on ne parlerait - post-Brexit - que la langue de Shakespeare. On rétorquera qu'il n'est pas nécessairement de bonne politique de construire l'Union à côté des Etats membres (on the side) plutôt qu'en leur sein (inside), et qu'un droit sans Etat ni territoire pourrait nourrir le narratif europhobe et funeste d'une Union tout à la fois désincarnée, acculturée et versée dans l'artifice. Quant à l'empire ratione materiae de ce 28e régime (droit des sociétés seulement ou au-delà ?), il est étroitement dépendant de la question de son domaine ratione personae. S'il devait être réservé aux seules entreprises innovantes - ce que suggèrent le rapport Draghi et l'intitulé même de la communication de la Commission, à rebours des conclusions du rapport Letta –, on concevrait plus volontiers qu'il s'étende à l'ensemble des matières du droit des affaires lato sensu, droits social et fiscal inclus. Mais alors, l'Union adresserait un double message d'exclusion et de disruption : exclusion des entreprises jugées non innovantes, labellisées en creux comme possiblement dépassées ; disruption du droit des 27, écarté au profit d'un droit apatride, voire importé de contrées peu européennes (v. l'image parfois utilisée du « Delaware »), via les GAFAM et au prétexte d'une efficiente digitalisation.
Il importe que les juristes européens fassent davantage entendre leur voix dans les débats actuels : veut-on davantage d'intégration pour tous les acteurs ou pour... quelques élus seulement ? Un droit unifié et commun aux 27 (obligatoire pour les États membres, mais optionnel pour les entreprises), ou construit à côté de celui de ces derniers ? Une seule chose est, pour l'heure, certaine : l'histoire du droit européen des affaires s'écrit hic et nunc.