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Réflexion sur le trentenaire de l'OHADA, par Joseph DJOGBENOU, Kinshasa, le 18 octobre 2023

Leçon inaugurale : des perles pour les noces ou des noces pour des perles ?

Leçon inaugurale au colloque commémoratif du trentenaire de l'OHADA, prononcée à Kinshasa, le 18 octobre 2023 par Joseph DJOGBENOU, Professeur à l'Université d'Abomey-Calavi

Introduction

Les suffrages de la critique reconnue sont suffisants pour considérer que l'avènement de cette organisation d'intégration juridique, à une époque et dans un contexte d'affaiblissement de l'Etat africain, de dédain et de déclin des investissements nécessaires à la croissance structurelle de l'économie et porteurs du développement durable, restera, pour longtemps encore, salutaire.

Mais si déjà, après sa première décennie d'existence, dresser le bilan de l'Organisation pour l'harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) avait paru « prématuré et fastidieux », trente ans après, le jugement pourrait ne pas encore avoir la faveur de l'assurance de la doctrine pour laquelle le droit posé par l'organisation demeure « jeune et fragile ». Pourtant, ni la pertinence de l'entreprise ni sa vitalité, encore moins son originalité ou son audace ne furent remises en cause.

Il souvient à la mémoire collective que si le monde, en ce 17 octobre 1993 date de la signature à Port-Louis, à l'Ile Maurice, du Traité éponyme, fut gagné par une sorte de vague libérale, au plan politique avec, quelques années avant, la destruction du mur de Berlin, et un peu partout, en Afrique surtout, le retour en faveur de la démocratie libérale, la situation économique de maints Etats du continent était, pour le moins, préoccupante, sinon catastrophique. La raréfaction des investissements publics étrangers jadis en soutien à ces économies, la récession accentuée par la mise en œuvre de programmes d'ajustements et d'assujettissement ne pouvaient permettre d'asseoir une politique suffisante et rassurante de développement durable. La méfiance en l'Etat, ses émanations et sa politique, surtout celle en sa capacité de concevoir et de mettre en œuvre des politiques publiques à la hauteur des attentes de ses populations, achevaient de décourager toutes perspectives d'investissement privé, en raison surtout des risques juridiques et judiciaires dus à l'absence de législations nationales pertinentes et incitatives.

Or, les besoins en investissements en lien avec les potentialités naturelles et démographiques et l'extraordinaire perspective de développement de ces Etats, appelaient, pour être satisfaits une réponse courageuse au plan juridique et judiciaire à l'incitation à l'initiative privé et à la sécurisation des affaires. Le droit devrait proposer des solutions pertinentes et originales, de nature à surmonter ces défis qui engagent la paix sociale voire la survie des Etats. Ce fut l'objet de l'OHADA, et aussi sa vocation, à concevoir un modèle juridique (systémique ?), qui élabore et rend applicable des règles souples, adaptées qui, s'affranchissant des frontières, sont opposables à tous, dont l'application et l'interprétation par les juridictions nationales sont placées sous l'autorité d'une cour commune de justice.

Afin de mieux nous installer dans le débat, faut-il d'abord convenir du sens de chacune des locutions de la triptyque commémorative du trentenaire, « L'OHADA », « trente (30) ans », « après. » ?

« L'OHADA », une réputation affirmée. L'OHADA, en acronyme, s'est imposée au cours de la triple décennie, comme le phénomène le plus connu dans l'espace juridique et économique et le plus commun aux ressortissants de cet espace.

Cette réputation semble d'abord avoir un lien avec une personnification du droit institué. On entend ainsi couramment « l'OHADA a dit ci... », « l'OHADA a fait ça... », « l'OHADA considère que... », « l'OHADA a ou n'a pas raison... », « l'OHADA ne comprend pas » etc. Si cet anthropomorphisme institutionnel ou juridique n'est pas nouveau, celui entretenu à l'égard de l'OHADA paraît singulier et profond, et ne peut être comparé qu'à celui attribué à la CEDEAO en ce qui concerne la perception sociale de son action dans le cadre de la rupture de la continuité démocratique dans la gouvernance politique de certains Etats membres.

Cette réputation a également un lien avec la constante référence à son espace, d'autant plus que, sous la poussée de la doctrine et de la jurisprudence, tout se passe en OHADA comme au Sahel ou en Amazonie, et nous serions tous devenus des « Ohadiens » et des « Ohadiennes » comme nous demeurerons toutes et tous, des « africaines » et des « africains ».

A la vérité, cette réputation et la notoriété qui la porte ne sont pas surfaites. Elle est construite avec une rare patience ainsi qu'une vive passion par une doctrine avant-gardiste et enthousiaste ainsi qu'une jurisprudence audacieuse et généreuse. Si, dans l'histoire du droit, la pratique précède et nourrit la loi et la doctrine, l'expérience OHADA donne à l'Ecole d'orienter et d'enrichir les Palais (où les lois sont adoptées et où elles sont exécutées). Cette prise de responsabilité de la doctrine africaine et étrangère est salutaire et confère à l'OHADA ses lettres de noblesse. Très tôt au cœur de l'enseignement dans les facultés et école de droit des Etats membres, l'OHADA investit durablement la recherche dans les unités de recherches fondamentales et appliquées. L'OHADA est devenue un temple où, sous le magistère de quelques grands maîtres, et la direction de maîtres engagés, la recherche en droit des affaires OHADA conditionne avec aise la reconnaissance et l'éclosion scientifique de sorte qu'en droit privé, les autres domaines de la recherche en vue du mémoire ou de la thèse voire de la promotion en grade au Cames semblent condamnés à la réclusion périphérique. Le Code OHADA, gris bleu ou vert, comprenant le traité, les Actes uniformes et les règlements, commentés et annotés, ont accédé au cours de cette triple décennie de document de référence devant le jury du Concours d'agrégation en droit privé, évinçant progressivement le Code civil (de vénéré mémoire ?). On a coutume de penser et de considérer que cette conquête de la pensée juridique africaine par l'OHADA n'est le fait que de privatiste, prétendant exercer une prégnance exclusive et absolue sur un droit qui, cessant d'être nouveau se renouvelle constamment. Les publicistes manifestent avec ardeur un intérêt légitime à la réflexion. Il ne peut en être autrement si l'on considère d'une part, que le droit OHADA puise sa source dans les racines du droit public. Il est en effet le produit d'une organisation interétatique, à caractère internationale, d'intégration ou communautaire (la discussion est, à ce sujet, assez vive). D'autre part, l'intra, l'inter et la pluridisciplinarité conduit l'OHADA et le droit qu'il génère à dépasser l'enclos privatiste pour saisir, au-delà du droit public, le droit et la science économique et de gestion, la sociologie et l'anthropologie.

Cette réputation est également le produit d'une pratique tout aussi enthousiaste et dynamique. Avocats, magistrats, arbitres, conseils juridiques, notaires et huissiers rendent effectif le droit OHADA, par leurs jugements, leurs conclusions, leurs exploits et autres actes. A ce sujet, on notera avec intérêt que cette dernière décennie n'a pas démenti les deux premières en ce qui concerne les Actes uniformes les plus sollicités : l'AUVE, l'arbitrage, l'AUDSGIE, l'AUDCG, l'AUPC.

L'OHADA, une réputation fondée. Cette exceptionnelle réputation et cet extraordinaire impérialisme du droit OHADA pouvaient-il être évités. Il semble nécessaire de rappeler qu'ils trouvent leur fondement, d'une première part, dans le caractère indéfini des matières de références de l'OHADA, d'une deuxième part dans l'avènement de ce que les anthropologues qualifient de l'homo economicus, et, troisièmement, dans les techniques d'élaboration des règles de droit OHADA.

D'une première part, en effet, l'extensibilité du domaine du droit des affaires qui inclut, selon l'article 2 du traité, les règles relatives au droit des sociétés et au statuts juridique des commerçants, au recouvrement des créances, aux sûretés et aux voies d'exécution, au régime du redressement des entreprises et de la liquidation judiciaire, au droit de l'arbitrage, au droit du travail, au droit comptable, au droit de la vente et des transports, institue le droit OHADA en locomotive du droit national sous le rapport du droit privé, et l'investit à assurer, indirectement, la cohérence du droit interne aux options politiques de développement économique de l'espace. En vertu de ce pouvoir de primauté, les dispositions de droit interne, antérieur ou postérieur à l'entrée en vigueur d'un acte uniforme sont juridiquement privées d'effet. A cet égard, le droit OHADA exerce une fonction de traction du droit interne de l'Etat partie. Plus encore, le Conseil des ministres reçoit, de la même disposition du traité, pouvoir « d'y inclure », « toute autre matière », conformément à l'objet du traité, c'est-à-dire « garantir la sécurité juridique des activités économiques, afin de favoriser l'essor de celles-ci et d'encourager l'investissement ». Par ce positionnement référentiel de l'OHADA à l'égard du droit interne ainsi que son écho prétorien consistant pour le juge de cassation auquel est conféré le pouvoir d'évocation, d'apprécier, en présence de litiges mixtes, les dispositions du droit interne, le droit OHADA exerce également une fonction d'attraction du droit interne vers sa doctrine législative et jurisprudentielle.

D'une deuxième part, l'impérialisme du droit OHADA les trente dernières années s'explique par l'inversion irréversible de l'étendue de l'accessibilité, entre le droit civil et le droit commercial. La doctrine libérale a investi maints champs de la vie humaines, jadis considéré comme détaché de toute transaction commerciale de sorte que l'homo juridicus en soit devenu un homo economicus. Cette inversion de l'accessibilité qui élève le droit des affaires à la dignité de droit commun eu dépens dans un contexte de droit écrit renforce l'hégémonie et l'impérialisme du droit OHADA.

D'une troisième part, enfin, la technique législative concours également à cette hégémonie. Qu'il s'agisse de celle, exceptionnelle, d'harmonisation, consistant au renvoi conditionnel à la législation nationale pour régir une situation de droit, ou celle, d'uniformisation, consistant en l'éviction de la législation nationale par application de celle uniforme et commune.

« Trente ans... ». Dans la vie des êtres humains ou des sociétés, le trentenaire évoque une maturité joyeuse, remplie d'espérance, laquelle est fondée sur l'expérience des fragilités et autres vulnérabilités des premières années, dont on a la grâce de s'en relever. Le chiffre 30, multiple du chiffre 3, donne le ton de l'optimisme et de la perfectibilité. C'est cet éclat de la vie que symbolise le chiffre 30 que les époux s'offrent en suffrages des perles pour de telles noces. Celles que l'OHADA célèbre avec les Etats membres et leurs ressortissants, les partenaires et autres différents acteurs, ne manquent pas d'intérêt ni de légitimité. Après la première décennie, caractérisée par une aussi bien par une offensive législative qu'une hésitante pratique, la deuxième décennie est apparue comme celle de la lucide appréhension par les acteurs et de la réelle fascination à l'égard d'autre Etats. La troisième décennie consacre la maturation des fruits, avec la correction des dérives, le renouvellement des solutions et la poursuite de l'extension de l'espace.

« Après ». Le point mis en apposition à cette préposition de temps ne doit pas être considérée comme une invitation à la contemplation d'une œuvre aboutie à l'égard de laquelle le présent colloque poserait un regard de sidération ou de fascination. Il ne s'agit pas d'un point « final », qui figerait l'ouvre dans le temps. Bien au contraire, il apparaît comme une interrogation implicite qui ouvre les « perspectives » sur le devenir de ce modèle encore unique.

Aussi, à la célébration des noces de perle de l'OHADA, dans cette ville de Kinshasa, si belle et si chère à la mémoire collective africaine, capitale d'un Etat si grand à tous points de vue, dont l'adhésion grandit encore l'organisation, la République Démocratique du Congo, doive-t-on lui offrir des perles ? Les perles peuvent être dédiées aux noces et, sous cette vue, sanctionner le bilan, à la lumière de l'esprit du droit OHADA (I). De même, les noces peuvent attendre d'autres perles en fixant quelques perspectives en forme d'horizon du droit OHADA (II).

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Commentaires

  • 22/10/2023 13h13 HOUNGA FLORENT

    Remerciements au professeur joseph djogbenou pour cette belle discours qui témoigne de l'amour qu'il porte à l'esprit Ohada. Avec perspicacité nous attendrons le centenaire. Vive l'Ohada.

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